Louis Aragon : Le fou d'Elsa (compte-rendu)


 

ARAGON, LOUIS. (2011). Le fou d’Elsa : Poème. Paris : Gallimard. 539 pages.

Le Fou d’Elsa, paru pour la première fois en 1963, constitue l’un des points culminants dans la carrière littéraire d’Aragon. Même si cet ouvrage peut s’avérer, lors d’une première lecture, un livre cryptique, une activité de réflexion ultérieure lui donne une dimension beaucoup plus ambitieuse et nous montre très clairement jusqu’à quel point le génie d’Aragon va au-delà des questions purement littéraires et transgressent la frontière du réel pour aller à l’encontre du sublime, de l’humain, de l’histoire et d’un engagement réactionnaire.

Avant de commencer avec l'analyse critique, il s’avère pertinent de consacrer quelques lignes préliminaires au contexte historique et politique dans lequel Aragon ancre, de manière diamétrale, l’actualité de son livre. 1963 est l’année où l’Algérie, après plus d’un siècle de domination française, entre dans une processus sociopolitique de consolidation de son indépendance par le biais d’une constitution. Ce chapitre dans l’histoire de la France suppose, malgré les évidentes tensions politiques inhérentes à toute guerre, une redécouverte du monde musulman et l’établissement d’un rapport politique et culturel de nature différente envers les peuples du Moyen-Orient et de l’Afrique qui se prolonge jusqu’à nos jours. Nous nous permettrons de ne pas entrer dans les détails, puisqu’il ne s’agit point de faire ici une reconstitution exhaustive du contexte historique, mais il est important de souligner que c’est dans cette dynamique anthropologique que Le Fou d’Elsa a vu le jour.

Même si le titre, par le biais du mot « poème », peut nous induire à penser qu’il s’agit d’une production stylistiquement unidirectionnelle, il est évident qu’Aragon refuse dès le début une telle limitation expressive afin de pouvoir véhiculer, par le biais de toutes les possibilités de la parole, « de pensées secrètes, de musiques intérieures, toute ma vie en moi portées » (Aragon, 2011 : p. 16). En effet, la lecture de Le Fou d’Elsa introduit le lecteur dans un univers où les codes se croisent, les cultures s’interpénètrent, les voix se mêlent et les formes s’hybrident sans cesse, parfois en se servant de certains procédés techniques faisant appel à d’œuvres précédentes, comme celui de Le Paysan de Paris, « l’homme converse avec ses facultés », similaire à  la « parabole du montreur de ballet » (Aragon, 2011 : p. 213-221). Une telle multiplicité d’éléments, conjugués de manière aussi harmonieuse, « participe plutôt à la fois à l'historicité individuelle et collective, ancienne et moderne, imaginaire et symbolique, et produit, dans sa spécificité, les sens et les formes d'une culture donnée, son livre ouvert » (Perron, 1995 : p. 81). Le Fou d’Elsa est, en effet, une œuvre indissociable de l’histoire : Aragon explore les possibilités d’un fait historique avec une voix poétique sans antécédent sans pour autant négliger le sens de vérité. Comme le souligne Abdelwahab Meddeb, « le retour d’Aragon à ce mythe [le fou de Leyla] a pour ambition lui aussi de participer à l’écriture d’une histoire universelle transfrontalière, qui déborde l’Europe et l’Occident » (Meddeb, 2012 : p. 81), et Aragon conçoit le temps comme une unité complexe, difficilement déchiffrable, miroitée, mais vers laquelle l’être humain doit diriger son regard pour devenir aussi humain que sa nature le lui permet : « Aveugle et sourd qui n’entend point l’écho que répond l’homme à l’homme dans les ruines du temps démantelé // Comme si le présent ne comportait pas le double miroir de l’avenir et du passé comme si tout présent n’était le passé d’un avenir comme tout passé n’était symbole d’un avenir » (Aragon, 2001 : p. 217).

Cette interpénétration des trois constituants de la ligne temporelle - passé, présent et futur – rapproche des événements éloignés par des siècles : la chute de Grenade et la Seconde Guerre Mondiale en étant l’exemple le plus clair. Bien évidemment, des questions comme la religion où la notion de race jouent un rôle indéniable dans les deux conflits, même si la raison d’être de ces derniers est aussi futile que la brièveté de la vie elle-même dans la vastitude du temps : « les voilà comme des graines dans la paume andalouse si bien // Mêlés que le Maure a les cheveux jaunes son frère a la nuit sur sa peau Qui peut dire // Où commence le Juif ou l’Espagnol et pas même à son Dieu tu ne peux pas le reconnaître » (Aragon, 2011 : p. 370). Mais Louis Aragon semble ne pas être capable d’adopter une vision positiviste de l’histoire, puisque vers la fin de Le Fou d’Elsa, dans un ton confessionnel qui relègue à un deuxième plan l’histoire de Grenade (« C’est ici que dans s’arrête cette histoire […] je ne suis que moi » (Aragon, 2011 : p. 473), il ne peut que concevoir l’histoire en tant que « perpétuelle tragédie » (Aragon, 2011 : p. 473). Encore une fois, il est intéressant de voir qu’Aragon s’éloigne des formes de l’épopée ou des approches strictement académiques de l’histoire pour enraciner sa voix poétique autour de son vécu, de son expérience, de ses souvenirs, de son savoir incommensurable et de ses peurs, les deux guerres mondiales étant, en ce sens, deux éléments primordiaux. L’approche d’Aragon vise, par conséquent, à « vaincre le temps jusque dans sa loi même » (Aragon, 2011 : p. 226).

Cependant, les voix poétiques qu’Aragon déploie dans Le Fou d’Elsa ne se limitent pas à reconstruire le temps, elles le font aussi avec l’espace. Grenade devient, en ce sens, le lieu où la réalité historique se construit avec des détails disperses. Prenons, à titre illustratif, ce passage où Aragon, par le biais de Boabdil, une figure centrale de l’œuvre, reconstitue une ville à petits coups de pinceau :

Boabdil ne vivait plus que pour le vendredi. Il apprenait ainsi des choses surprenantes sur les bouchers, les gabeleurs, les orpailleurs du Darro, les marchands d’électuaires, les carriers qui extraient l’onyx rouge et jaune. […] Grenade ainsi pour lui cessait d’être une abstraite cité : elle se peuplait de gens vivants, avec de petits métiers, des passions et des vices (Aragon, 2011 : p. 174-175)

Des moments comme celui-ci, où Boabdil, el Rey Chico, apparaît en tant que point de convergence, nous induisent à penser de manière univoque à la reconstruction faite par Marguerite Yourcenar de l’empereur Hadrien. Aragon nous dévoile l’homme d’état, la figure politique, mais il lui confère en même temps un caractère indéniablement humain, comme lors du dialogue avec Aïcha, sa mère, où l’on voit ses faiblesses, ses doutes, ses craintes et les pensées obsessives autour du fait qu’il sera le dernier roi de Grenade (Aragon, 2011 : p. 160-161).

Mais qu’en est-il d’Elsa ? Comme toujours, la figure de la muse quintessentielle d’Aragon se propage par les chemins de la parole poétique d’Aragon comme un parfum le fait dans la brise atlantique: elle apparaît et disparaît, mais quand on sent sa fragrance, elle nous fascine. La figure d’Elsa, transposée au mythe arabe de Medjnoun Leyla, incarne l’amour jusqu’aux limites de l’impensable, elle symbolise la seule voie vraiment pure, cristalline, que l’homme peut parcourir. En ce sens, Aragon, par le biais de Medjnoûn, place Elsa au même niveau qu’Allah : « Monstrueux qu’il fût de donner les noms de Dieu même, et les rites d’adoration, à une femme tangible le crime était plus grand encore si cette femme n’existait point » (Aragon, 2011 : p. 252-253). Ainsi, lors du dialogue entre Medjnoûn et le Cadî, où ce dernier interroge l’homme impie, Aragon montre une véritable maîtrise des nuances linguistiques de la langue arabe, fruit d’une recherche acharnée pendant des années (voir Aragon, 2011 : p. 515-516). Elsa devient une transgression du langage, une figure au-dessus du temps, de la religion et de la guerre, elle est l’amour éternel, et « heureux celui qui meurt d’aimer » (Aragon, 2011 : p. 500).

En guise de conclusion, nous ne pouvons que souligner le génie de Louis Aragon, qui, une fois de plus, déploie tout un univers poétique sans égal avec une force lyrique immense. Le Fou d’Elsa est une œuvre qui sans doute pousse les limites de la littérature au-delà de toute réduction esthétique et qui reconstruit l’histoire par le biais du langage sans pour autant perdre de vue le présent le plus immédiat, la réalité la plus tangible. En ce sens, le couplet Aragon et Le Fou d’Elsa pourrait être analogue à celui de Pablo Neruda ­et son mémorable Canto general. Des poètes engagés, des poètes savants, des poètes dont ses écrits résonnent aujourd’hui avec plus d’actualité que jamais.

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Un outil fort utile au moment d’accéder au sens relativement cryptique présent dans Le Fou d’Elsa et de faire vivre davantage son langage a été l’émission radio de France Culture consacrée à l’œuvre en question. Voici le lien : (https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-theatre-et-cie/le-fou-d-elsa).

Références bibliographiques

Aragon, L. (2011). Le Fou d’Elsa : Poème. Paris : Gallimard.

Perron, P. (1995). « Relire le Fou d’Elsa de Louis Aragon ». Études littéraires, 28 (1), 69–82.

Meddeb, A. (2012). Le sublime dans Le Fou d’Elsa: Entre Orient et Occident. Po&sie, 141(3), 77-87.

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